• LES MUTINS DE 17 par Michel TRICOT

    LES MUTINS DE 17 par Michel TRICOT

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    Il y a soixante ans:

    Les auteurs situent habituellement au 29 avril le commencement des mutineries qui allaient marquer l’année 1917 dans les tranchées françaises, entre la Marne et l’Oise ce jour-là en effet fut enregistré dans un bataillon qui allait prendre part à l’attaque des monts de Champagne ce qu’il faudrait d’ailleurs appeler des refus collectifs d’obéissance plutôt que des mutineries, car à de rares exceptions près les soldats ne s’opposèrent pas à leurs supérieurs immédiats et ils ne tentèrent pas de les désarmer. Dans cette affaire six soldats furent jugés pour abandon de poste devant l’ennemi et refus d’obéissance ; neuf pour abandon de poste seulement. Les six condamnés à mort furent graciés. Cependant des indications livrées plus récemment donnent à penser que de tels incidents ont dû se produire plus tôt. Le 15 ou le 16 avril, pour des faits semblables, douze condamnations à mort auraient été prononcées, toutes également commuées. On graciait beaucoup alors: il semble qu’au commencement l’état-major ait voulu éviter de faire des vagues. Cela allait changer.

    •   Soixante ans après, Cet épisode en ef­fet peu glorieux de la Première Guerre mondiale semble encore Couvert par le secret militaire. On Continue de cacher la plaie et nous devons nous contenter d’évaluations approximatives, d’estima­tions, de déductions. Les services histori­ques de l’armée ont certes entrouvert leurs archives, mais dans quelle mesure sont-elles fiables? En 1917 l’état-major et le gouvernement n’ont-ils reçu que des rapports exacts? Nous n’en jurerions pas.

    Le secret, bien entendu, a favorisé l’in­toxication, les exagérations, probable­ment dans les deux sens. Mais les que­relles autour des bilans nous paraissent d’une certaine façon secondaires ce dont on est sûr, les faits avérés, les récits officiels sont suffisamment édifiants, af­freux, révoltants.

    On ne peut pas dire qu’il ne s’était rien passé avant 1917 et que les cours mar­tiales, créées par décret le 6 septembre 1914, avaient chômé, puisque, entre août 1914 et juin 1917, vingt-trois condamna­tions à mort par mois en moyenne avaient été prononcées, sept ou huit étant exécutées, ce que les historiens paraissent tenir pour négligeable. Dès 1916 on parle d’“exécution immédiate ”, c’est-à-dire aussitôt après jugement, sans dépôt de recours en grâce. Même le 8 novembre 1914, un soldat du 60e bataillon de chas­seurs à pied avait été fusillé sans juge­ment on lui reprochait d’aller se mettre à l’abri au moment des combats.

    La plupart des abandons de poste de­vant l’ennemi étaient l’effet de la pani­que, mais les causes les plus habituelles de la comparution en cour martiale étaient l’ivresse et l’injure à supérieur les peines étaient légères et leur applica­tion aussitôt suspendue, autrement en­gueuler le capitaine eût été un moyen commode pour déserter légalement, et la guerre avait besoin d’hommes. Les pei­nes par contre étaient sévères en cas de mutilations volontaires, qui furent relati­vement nombreuses dans une même unité quarante soldats se tirèrent une balle de fusil à travers la main. En l’enve­loppant d’un linge qui faisait écran aux traces de poudre on pouvait faire croire qu’il s’agissait d’une balle allemande.

     

    Rien là-dedans de massif en tout cas et surtout aucun mouvement à caractère collectif. Au début les soldats avaient cru que la guerre serait brève, et qu’elle se­rait la “der des der ”. Au point que les autorités avaient pu desserrer le disposi­tif répressif mis en place le 10 août 1914, un décret avait autorisé l’autorité militaire à faire fusiller sans recours les condamnés à mort “ sous la seule réserve d’en rendre compte ». Cette disposition fut abrogée quelque temps plus tard; il est vrai que Joffre ne tint guère compte de l’abrogation selon lui la transmission par le conseil de guerre d’une demande de grâce ne pouvait qu’être qu’exception­nelle. Même à l’état-major ces mesures apparurent finalement excessives et inu­tiles elles furent adoucies en 1915.

     

    Les mouvements de 1917 sont donc pour les autorités, mais pour elles seules, comme un coup de tonnerre dans un ciel pur. Car les esprits ne sont plus, on va le voir, à la sérénité, ni au front ni à l’in­térieur où les grèves sont nombreuses. Tout craque, et le commandement qui ne comprend rien est comme d’habitude tenté d’incriminer l’ennemi intérieur ou extérieur. En mars, justement, la révolu­tion russe s’est mise en route n’est-ce point là le mauvais exemple? A tout ha­sard, une dizaine de milliers de soldats

    russes qui combattaient sur le front fran­çais sont concentrés au camp de la Cour­tine, dans la Creuse, et parce qu’ils sem­blent s’y organiser en soviets, on les ré­duit à coups de canon. Les survivants se­ront déportés à Mers E1-Kébir, et comme ils continueront d’y prêcher la mauvaise parole, on les expédiera encore plus loin, dans le Sahara.

    Les pacifistes sont jugés responsables de cette situation, et parmi eux tout spé­cialement les instituteurs. La Section de renseignement des armées écrit “ Les instituteurs syndicalistes se font particu­lièrement remarquer par l’activité de leurs propagande. ” Le général Pétain es­time que les meneurs qui incitent les di­visions à refuser d’aller aux tranchées, ou alors seulement pour s’y tenir sur la dé­fensive, sont liés à la CGT. Poincaré, pré­sident de la République, écrit “ L’ar­mée se gâte. Ces magnifiques soldats, si pleins d’ardeur, si confiants, si héroïques, l’arrière les a peu à peu corrompus. On raconte que de bons officiers, très décou­ragés, parlent trop librement dans les trains. ” En effet, nombre de sous-offi­ciers sont acquis au mouvement.

    Le rapport du général Nivelle, complè­tement affolé, au ministre de la Guerre, mérite d’être plus longuement cité. Il at­teste en effet

    “ 1. Que les mobilisés soutenaient de leurs deniers leurs camarades grévistes.

    2. Que dans certains cas, à Bourges no­tamment, ils avaient osé se syndiquer.

    3. Que certains d’entre eux, qui travail­lent dans les arsenaux, sont des agents actifs de la propagande pacifiste.

    4. Que l’indiscipline règne dans les éta­blissements de l’Etat, qu’on y distribue et que l’on y vend ouvertement dans les ateliers les tracts et journaux pacifistes, qu’on y perd volontairement du temps, que le rendement est très inférieur au rendement moyen, que des malfaçons ont été commises.

    5. Qu’il s’agit là d’une situation générale s’étendant à Bourges, Paris, Puteaux, Tarbes, Toulon, Toulouse... ”

    Si cette situation est exactement peinte, on se demande pourquoi l’état major allemand n’en a pas profité pour attaquer un adversaire ainsi affaibli. Ré­ponse habituelle il n’a pas su, ou pas assez tôt. Il est vraisemblable en réalité qu’il était en butte aux mêmes difficul­tés fin 1916, le blocus des côtes alle­mandes avait imposé des restrictions ali­mentaires plus sévères encore que dans les autres pays ; chacun devait vivre avec une demi-livre de pain, soixante gram­mes de viande, soixante grammes de beurre, une livre de pommes de terre et un oeuf par jour; deux cents grammes de sucre par semaine ; cinquante gram­mes de savon et une demi-livre de savon en poudre par mois. En avril il y eut aus­si des grèves dans les usines de munitions allemandes et une fraction du parti so­cial-démocrate demanda que l’on mît fin à la guerre.

    En juin des mutineries se produisirent dans la marine militaire allemande.

     

    Au commencement les midinettes

    En France la situation sociale dans le premier trimestre de 1917 ne fut pas pai­sible, c’est le moins que l’on puisse dire. Les mouvements de grève, curieusement, furent déclenchés par les midinettes pari­siennes, qui, plusieurs jours de suite, au nombre de dix mille environ, manifestè­rent sur les Champs-Élysées. On compta bientôt cent mille grévistes à Paris, trois cent mille en province, notamment à Saint-Etienne, Commentry, Le Havre, à la cartoucherie de Valence. Le 30 mai, quinze mille grévistes étaient dénombrés à Billancourt. En juin de nouvelles grèves éclatèrent à Rennes, Marseille, Montbri­son et encore Billancourt. Le 7, même les gardiens de la paix revendiquèrent. La plupart de ces informations furent rete­nues par la censure, de même celles qui faisaient état d’une agitation redoutable dans toute la métallurgie, d’une efferves­cence au Creusot où le 28 mars un train de munitions a été couché au travers des voies. Car aux manifestations revendica­tives se mêlent des mouvements en fa­veur de la paix: les passages des trains de permissionnaires dans les gares sont l’occasion de meetings improvisés. Ce­pendant les revendications salariales sont incontestablement les causes premières du mouvement: l’inflation, d’abord lente, s’est considérablement accélérée en 1917. Le litre de lait, vendu 30 centimes à Tours en 1915, est passé à 2 francs en 1918. A Paris le prix des oeufs et celui du beurre ont triplé ; le porc devient ina­bordable : vendu 2,15 francs le kilo au début de la guerre il sera à 12 francs après l’armistice.

    Le mouvement de grève a peut-être été encouragé aussi par le fait qu’en règle gé­nérale les revendications ont été satisfai­tes assez vite : il n’était point question, évidemment, de laisser ralentir ou stop­per la production d’armes et de muni­tions. “ Si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre ”, avait dit Joffre un jour. La main-d’œuvre était bien entendu devenue essentiellement fé­minine, cependant les ouvriers spécialisés indispensables avaient bénéficié d’un sursis et été maintenus à l’usine. Mais leurs salaires avaient été réduits de 25 % à 50 % alors que leurs horaires étaient alourdis. Récriminer eût été courir le risque d’être envoyé au front, c’est pour­quoi les femmes ont joué un rôle prépon­dérant dans ces grèves.

    La guerre n’appauvrit pas tout le monde, comme toujours elle sécrète de nouveaux riches: Louis Renault qui construit des chars, André Citroën qui produit des obus, Marcel Boussac qui à partir de 1915 bâtit une immense fortune presque uniquement avec la toile d’avion. Paris vit étroitement, le Tout-Pa­ris s’amuse. La disette allait se prolonger bien après l’armistice, mais les restau­rants chics n’ont jamais manqué de rien, surtout pas de clients. Ainsi le 29 septem­bre 1916 Prunier refuse du monde et, im­pitoyable, “ jette les gens à la rue sous l’averse ”.

    Il a eu la trouille un moment, le Tout-Paris, lors de l’avance allemande, mais depuis la bataille de la Marne il respire. L’arrière se distrait, pas toujours avec bon goût. Le 24 juin 1916, dans les lo­caux du journal  «  Le Matin », Louis Fo­rest a organisé «  le déjeuner de la pou­belle délicieuse ou  l’art d’accommo­der les restes ». Les comédiens admirés, les journalistes en renom, même des mi­nistres, sont venus déguster les joues de bœuf aux croquettes d’orties, les fanes de carottes à la crème, les cosses de petits pois à la française, les gâteaux aux écor­ces de fruits. Les équipages risquaient de s’ennuyer : le 2 septembre 1916 le droit de chasse a été rétabli.

    Les hommes sont au front, pour ceux qui ont su rester à l’arrière les femmes ne manquent pas et les fourrés du bois de Boulogne ont une réputation plus croustilleuse encore qu’aujourd’hui. Les permissionnaires qui voient cela, ou qui entendent dire, repartent écœurés. Les “ planqués ”, les “ embusqués ”ont mauvaise presse dans les tranchées.

    « L’arrière corrompt le front », commen­te un officier. Pour Louis Malvy, ministre de l’Intérieur, c’est exactement le contrai­re : le front a gâté l’arrière et par exem­ple favorisé les mouvements de grève. Les récits épouvantables faits par les per­missionnaires après l’échec des offensives répétées ont brisé le moral de la nation.

     

        Au début de 1917, 2 636 000 soldats français sont morts, prisonniers ou dispa­rus, déjà. La réputation de Joffre et de Foch a sombré, en 1916, dans les enfers de Verdun et de la Somme, et cette an­née-là à la Chambre le député Abel Fer­ry a dénoncé “ les attaques pour le communiqué ” qui se traduisent par “ rien à signaler sur l’ensemble du front ” : C’est quatre cent mille hom­mes de pertes inutiles. «  Autre réflexion du même : « On s’offre des holocaustes pour se faire faire un article par Tar­dieu. »

     

    Nivelle, donc, n’avait rien inventé. Pourtant la goutte d’eau qui fait débor­der le vase, la cause immédiate des muti­neries de 1917, furent incontestablement les massacres inutiles du Chemin des Da­mes qu’il ordonna, l’échec de ses offen­sives du 16 avril et du 5 mai: deux cent soixante-dix mille morts pour quelques centaines de mètres gagnés sans que l’on en voie l’intérêt stratégique. Ce fut d’abord une révolte contre l’inconscien­ce, l’incompétence, l’imbécillité des offi­ciers supérieurs. Ici on avait jeté les hom­mes hors des tranchées en ayant oublié de couper les fils de fer barbelés disposés devant elles, de sorte qu’ils furent pour les Allemands des cibles impuissantes. Ailleurs, le 5 mai, selon des lettres de sol­dats saisies par la censure, les canons de 75 français mal réglés firent plus de victi­mes que les armes allemandes. Les auteurs de ces lettres traitent leurs officiers de “ bouchers ”, de “ buveurs de sang ”qui ne valent même pas la balle qui les abattrait. Un soldat du 317e régiment d’infanterie écrira un peu plus tard : “ La lassitude est grande et tous pensent à la fin, quelle qu’elle soit. L’Alsace-Lorraine est seulement un sujet de moqueries ceux qui la veulent peuvent toujours aller la chercher... ”

     

    Ces malheureux que l’on envoyait au massacre étaient pour beaucoup complè­tement épuisés. Certains n’ avaient pas eu de permission depuis six mois. Alors, par une sorte de ras le bol, ils refusèrent d’obéir: il y en avait un qui déposait son fusil et d’autres l’imitaient, sans prémédi­tation, sans concertation. On a cité des mutineries qui se sont produites à deux kilomètres de distance et qui se sont ignorées. A noter que ces mouvements n’ont pas touché tous les secteurs du front: seulement ceux où à l’évidence on envoyait les hommes se faire tuer pour rien, si ce n’est pour le communiqué. Par ailleurs les refus d’obéissance ont été ex­primés toujours en arrière des lignes et non directement au contact de l’adver­saire.

     

    Les formes prises par ces mouvements ont été diverses et là encore on n’a que des indications éparses. A Dormans, des soldats ont crié: “ Vive la Révolution, à bas la guerre ! Deux régiments avaient décidé de marcher sur Paris pour en­voyer à la Chambre une délégation de­mandant la paix immédiate : ils furent dispersés. Quatre compagnies du 298e ré­giment de l’armée de Souilly demandent elles aussi la conclusion d’une paix hono­rable dans des lettres collectives adres­sées aux capitaines. Mais le 23 mai une  affiche se borne à proclamer: “ Le 15 le ne remontera qu’après avoir eu ses per­missions et le repos auquel il a droit. ”

    Ces mouvements ont habituellement duré quelques heures, exceptionnelle­ment un jour ou deux, et puis tout est rentré dans l’ordre militaire. Ce furent des coups de colère, habituellement sans violence. Mais devant la mairie de Ville­-en-Tardenois, deux mille soldats mani­festèrent drapeau rouge en tête, et pour la première fois un général, Bulot, fut molesté et lapidé, ses étoiles et sa fourra­gère lui étant arrachées. Une fois au moins des soldats en cortège furent re­poussés par des tirs de mitrailleuse.

    Bref ces mutineries de 1917 avaient des causes profondes. Leurs justifications étaient incontestables et nombreuses. Ce­pendant leurs effets furent limités. L’af­folement des pouvoirs publics, la férocité et la répression, sont d’autant moins ex­plicables.

     

    Les exemples et la terreur

     

    Dans l’état-major, c’est donc la pa­nique. Le général Duchêne estime que nous sommes en présence d’une “ grève générale contre la guerre ”. Les “ me­neurs ” supposés sont emprisonnés, mais, ainsi que le note dans son journal l’aide-major Louis Lambert, “ on n’ose pas les arrêter devant les troupes, Une demi-douzaine est envoyée en permission et arrêtée au départ dans les bois, autant envoyés à l’ambulance en autosanitaire et cueillis à l’arrivée. Sans commentai­res. ”

    Nivelle, décidément jugé incapable, a cédé son poste de commandant en chef le 15 mai à Pétain, qui sent son heure venue. Lisons dans les souvenirs de Ray­mond Poincaré le compte rendu du

    Conseil des ministres du 11juin : “ Pé­tain déclare : “ Le mal est profond, il n’est pourtant pas sans remède : j’espère en triompher en quelques semaines; mais il faut faire des exemples dans tous les régiments qui se sont mutinés et il faut renoncer à la grâce dans tous les cas de désobéissance collective et d’abandon de poste concerté. ” Le Conseil accepte ces solutions. D’accord avec Ribot et Painlevé, je demande toutefois à Pétain d’envisager avec humanité les cas qui lui seront soumis, de faire en sorte que les exemples nécessaires soient très soigneu­sement choisis par les généraux de divi­sion et aussi réduits en nombre que possible, de manière à ne pas laisser dans l’esprit de l’armée de la rancune et du découragement. Pétain répond qu’il tien­dra compte, bien entendu, de toutes ces considérations, mais qu’une première im­pression de terreur est indispensable et que c’est aux premiers exemples qu’est due l’amélioration constatée hier et avant-hier.”

    Même source, 19 juin : “ Painlevé in­forme le Conseil qu’indépendamment des onze condamnés déjà exécutés par suite du rejet de leur recours en grâce, le général en chef en a fait fusiller sept dont il n’a pas transmis les recours. Il y a donc eu dix-huit exécutions et il reste

    encore des condamnations à intervenir.

    Ces exemples faits, Pétain est décidé à

    user désormais de clémence. ”

    26 juin: “ Cinq exécutions nouvelles vont encore avoir lieu, hélas à la suite du rejet des recours en grâce, sur la de­mande instante du général Pétain et conformément aux décisions des mi­nistres de la Guerre et de la Justice.”

    C’est donc Pétain qui mène la danse macabre, mais les bons apôtres qui l’en­tourent ont leur part de sang sur les mains. Poincaré, auquel le 4 juin on a demandé la grâce de deux soldats, dont un instituteur, accusés d’avoir pris part à des mutineries, a répondu : “ L’heure n’est pas à la faiblesse. ” Quant à Painle­vé, le ministre de la Guerre, il a pris quelque liberté avec les lois pour hâter la procédure sans modification législa­tive, afin de ne pas mettre dans le débat la Chambre et le Sénat: “ Je décidai de maintenir les conseils de guerre en abré­geant au maximum les délais légaux, mais, par un décret du 9 juin, je suppri­mai la procédure de révision dans les cas de refus collectifs d’obéissance ; en outre le président de la République abdiquait son droit de grâce entre les mains du gé­néral en chef. ”

    Painlevé assure avoir vainement sup­plié Pétain de gracier un certain nombre de condamnés, dont le fameux caporal Lefèvre, qui dans un geste de colère au­rait mis en joue son capitaine. Quand le général en chef cède, ce n’est point par pitié mais par calcul ou pour éviter les remous : ainsi un instituteur syndicaliste dont la condamnation, dit Poincaré, “ a mis en mouvement des députés socialis­tes ”, est épargné.

    Il est bien difficile, avons-nous dit dé­jà, d’établir un bilan. Les sources varient trop : 412 condamnations à mort et 55 exécutions selon le Service historique de l’armée. 250 cas de refus d’obéissance mettant en cause trente à quarante mille soldats, cinq à six cents condamnations à mort et cinquante à soixante-dix exécu­tions, selon M. Guy Pedroncini, dont l’étude est incontestablement la plus complète et la plus sérieuse, mais qui peut-être n’a pas pris des distances suffi­santes vis-à-vis des archives militaires auxquelles il semble avoir eu accès le premier. Ainsi le compte rendu par Poin­caré du Conseil des ministres du 19 juin, que nous avons cité voici quatre paragra­phes, permet-il de conclure sérieusement que Pétain n’a autorisé sous sa seule res­ponsabilité qu’un maximum de sept exé­cutions immédiates. Et puis, outre ces as­sassinés selon les règles, combien de mal­heureux pris au hasard et fusillés sur-le-champ, ou bien délibérément envoyés au massacre, comptabilisés parmi les profits et pertes de la grande tuerie, fusillés dans le dos et décorés à titre posthume peut-être?

    Les mutineries de 1917 ont participé à modifier le cours de la guerre, condui­sant à abandonner certaines méthodes de combat. Après avoir fait régner “ l’indis­pensable terreur ”, pour reprendre ses mots, Pétain s’est efforcé de supprimer les causes de révolte afin de reconstituer une armée efficace. Il a donc augmenté sensiblement le rythme des permissions, assuré des roulements permettant quel­ques repos entre deux combats, évité les massacres inutiles. Ainsi il s’est taillé une popularité facile mais incontestable au­près d’une bonne partie des troupes; ceux qui savaient étaient morts ou dis­persés, “ terrorisés ” : cinquante ans après, les historiens auront encore bien du mal à obtenir des récits de survivants d’unités mutinées. Plus humain, Pétain, certainement pas, plus malin, sans aucun doute: on sait comment, beaucoup plus tard, il utilisera cette popularité.

    Combien d’exécutés par erreur, jugés déserteurs pour avoir un instant perdu le contact avec le gros de la troupe, s’étant réfugiés pendant un bombardement dans les creutes du Chemin des Dames?

    Combien de fusillés pour l’exemple? Parmi ceux-ci, le chasseur Brunel, dont le cas fut évoqué au cour d’un comité se­cret de la Chambre des députés, où l’on s’aperçut que peu avant de l’exécuter on lui avait décerné la citation suivante “Caporal de la classe 1899, remarquable par son entrain et son mépris du danger. Grenadier volontaire, s’est toujours pro­posé pour les missions périlleuses. S’est introduit seul dans une tranchée ennemie et a ramené devant lui quatre-vingt-trois prisonniers valides. Grièvement blessé quelques minutes après, n’a cessé de maintenir le moral de ses hommes par ses paroles et par son exemple. ”

    La Cour spéciale de justice militaire, réunie en 1934, presque vingt ans après, notons-le, demanda à un certain nombre d’officiers pourquoi ils avaient choisi telle victime expiatoire plutôt que telle autre. Voici deux réponses: “ Quand on me demanda de désigner un homme pour être traduit devant le conseil de guerre, je me tournai vers un sergent, et lui demandait de me dire un chiffre entre 1 et 40. Il me répondit 17. Sur mon car­net, 17 c’était Fontanaud.”

    “J’ai pris mon carnet et j’ai désigné au hasard le premier nom qui m’est venu sous les yeux. Il n’y avait d’ailleurs pas de raison pour que je désigne plutôt ce­lui-là qu’un autre : Je ne le connaissais pas, je n’étais que depuis le matin à la compagnie. ”

    Comment s’étonner alors de la stu­peur, du désespoir de ces malheureux tout à coup accusés, condamnés, assassi­nés sans avoir rien compris. Voici la der­nière lettre, tragique et dérisoire, d’un fu­sillé pour l’exemple

    Ma chère femme,

    Je t’écris mes dernières nouvelles. C’est fini pour moi. C’est bien triste. J’ai pas le courage. Pour toi tu ne me verras plus.

    Il nous est arrivé une histoire dans la compagnie. Nous sommes passés vingt-quatre au conseil de guerre. Nous sommes six condamnés à mort. Moi, je suis dans les six, et je ne suis pas plus coupable que les camarades mais notre vie est sacrifiée pour les autres. Ah ! autre chose: si vous pouvez m’emmener à Vallon. Je suis enter­ré à Vingré.

    Dernier adieu, chère petite femme. C’est fini pour moi. Adieu à tous, pour la vie. Dernière lettre de moi, décédé au 298’ régiment d’infanterie, /9e compagnie, pour un motif dont je ne sais pas bien la raison. Les officiers ont tous les torts et c’est nous qui sommes condamnés pour eux. Ceux qui s’en iront pourront le raconter. Jamais j’aurais cru finir mes jours à Vin gré et sur­tout d’être fusillé pour si peu de chose et n’être pas coupable. Ça ne s’est jamais vu une affaire comme cela.

    Je suis enterré à Vingré ... Ah ! autre chose, si vous pouvez m’enterrer à Val­lon...

    L’arrière tient bon. Paris est resté in­différent à l’échec de l’offensive Nivelle. Dans les salons on parle surtout affaires et mode. En avril 1917, cinquante-deux candidats se disputent les neuf fauteuils déclarés vacants à l’Académie française.

    Le 18 juin, la création du ballet “ Pa­rade ”, oeuvre commune de Diaghilev, Nijinski, Picasso, Fric Satie, Jean Coc­teau, fait scandale. C’est un échec. Le pu­blic préfère le café-concert, où Polin vient de relancer avec un énorme succès “ la Madelon ”, et le Casino de Paris où cent cinquante femmes splendides et court-vêtues “ marchent en l’air ”, enten­dez sur les mains. La salle affiche un luxe insolent, les échotiers n’en finissent pas d’évaluer les bijoux. Les soirs de repré­sentation la bousculade est telle qu’il faut interdire la circulation dans toute la rue de Clichy.

    Les fourrés du bois de Boulogne res­tent scandaleusement accueillants. Un restaurateur de la grande banlieue a creusé dans son jardin un réseau de tran­chées, avec des cabinets particuliers très amusants mais confortables, bien sûr éclairés à l’électricité. Un aubergiste de Valence a eu la même idée. Pour dîner dans la tranchée plutôt que dans la salle de restaurant, il faut retenir à l’avance et payer deux francs de plus.

    Michel Tricot

     

     

    PRINCIPALES SOURCES:

     

    Pedroncini (Guy), “ Les mutineries de 1917” - P.U.F. - Publications de la faculté des lettres et des sciences humai­nes de Paris - Sorbonne.

    Citerne (Guy), “ 1917. La guerre mise en question en France” - BT2 n° 64, nov. 1974.

    Castex (Henri), “Les comités secrets ”

    -Roblot.

    Williams (John), “ Mutineries 1917 ” -Presses de la Cité.

    Cobb (Humphrey), “Les sentiers de la gloire ” - Marabout.

    Watt (Richard), “Trahison ” - Presses de la Cité.

    Bernier (Jean), “ Les fusillés par er­reur ” - Le Crapouillot, oct. 1960.

    Ferreux (Gabriel), “ La vie quotidienne des civils en France pendant la Grande Guerre ” - Hachette.

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    DESSINS

    ROCHBERNY

     

     

     

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