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LES MUTINS DE 17 par Michel TRICOT
LES MUTINS DE 17 par Michel TRICOT
Il y a soixante ans:
Les auteurs situent habituellement au 29 avril le commencement des mutineries qui allaient marquer l’année 1917 dans les tranchées françaises, entre la Marne et l’Oise ce jour-là en effet fut enregistré dans un bataillon qui allait prendre part à l’attaque des monts de Champagne ce qu’il faudrait d’ailleurs appeler des refus collectifs d’obéissance plutôt que des mutineries, car à de rares exceptions près les soldats ne s’opposèrent pas à leurs supérieurs immédiats et ils ne tentèrent pas de les désarmer. Dans cette affaire six soldats furent jugés pour abandon de poste devant l’ennemi et refus d’obéissance ; neuf pour abandon de poste seulement. Les six condamnés à mort furent graciés. Cependant des indications livrées plus récemment donnent à penser que de tels incidents ont dû se produire plus tôt. Le 15 ou le 16 avril, pour des faits semblables, douze condamnations à mort auraient été prononcées, toutes également commuées. On graciait beaucoup alors: il semble qu’au commencement l’état-major ait voulu éviter de faire des vagues. Cela allait changer.
• Soixante ans après, Cet épisode en effet peu glorieux de la Première Guerre mondiale semble encore Couvert par le secret militaire. On Continue de cacher la plaie et nous devons nous contenter d’évaluations approximatives, d’estimations, de déductions. Les services historiques de l’armée ont certes entrouvert leurs archives, mais dans quelle mesure sont-elles fiables? En 1917 l’état-major et le gouvernement n’ont-ils reçu que des rapports exacts? Nous n’en jurerions pas.
Le secret, bien entendu, a favorisé l’intoxication, les exagérations, probablement dans les deux sens. Mais les querelles autour des bilans nous paraissent d’une certaine façon secondaires ce dont on est sûr, les faits avérés, les récits officiels sont suffisamment édifiants, affreux, révoltants.
On ne peut pas dire qu’il ne s’était rien passé avant 1917 et que les cours martiales, créées par décret le 6 septembre 1914, avaient chômé, puisque, entre août 1914 et juin 1917, vingt-trois condamnations à mort par mois en moyenne avaient été prononcées, sept ou huit étant exécutées, ce que les historiens paraissent tenir pour négligeable. Dès 1916 on parle d’“exécution immédiate ”, c’est-à-dire aussitôt après jugement, sans dépôt de recours en grâce. Même le 8 novembre 1914, un soldat du 60e bataillon de chasseurs à pied avait été fusillé sans jugement on lui reprochait d’aller se mettre à l’abri au moment des combats.
La plupart des abandons de poste devant l’ennemi étaient l’effet de la panique, mais les causes les plus habituelles de la comparution en cour martiale étaient l’ivresse et l’injure à supérieur les peines étaient légères et leur application aussitôt suspendue, autrement engueuler le capitaine eût été un moyen commode pour déserter légalement, et la guerre avait besoin d’hommes. Les peines par contre étaient sévères en cas de mutilations volontaires, qui furent relativement nombreuses dans une même unité quarante soldats se tirèrent une balle de fusil à travers la main. En l’enveloppant d’un linge qui faisait écran aux traces de poudre on pouvait faire croire qu’il s’agissait d’une balle allemande.
Rien là-dedans de massif en tout cas et surtout aucun mouvement à caractère collectif. Au début les soldats avaient cru que la guerre serait brève, et qu’elle serait la “der des der ”. Au point que les autorités avaient pu desserrer le dispositif répressif mis en place le 10 août 1914, un décret avait autorisé l’autorité militaire à faire fusiller sans recours les condamnés à mort “ sous la seule réserve d’en rendre compte ». Cette disposition fut abrogée quelque temps plus tard; il est vrai que Joffre ne tint guère compte de l’abrogation selon lui la transmission par le conseil de guerre d’une demande de grâce ne pouvait qu’être qu’exceptionnelle. Même à l’état-major ces mesures apparurent finalement excessives et inutiles elles furent adoucies en 1915.
Les mouvements de 1917 sont donc pour les autorités, mais pour elles seules, comme un coup de tonnerre dans un ciel pur. Car les esprits ne sont plus, on va le voir, à la sérénité, ni au front ni à l’intérieur où les grèves sont nombreuses. Tout craque, et le commandement qui ne comprend rien est comme d’habitude tenté d’incriminer l’ennemi intérieur ou extérieur. En mars, justement, la révolution russe s’est mise en route n’est-ce point là le mauvais exemple? A tout hasard, une dizaine de milliers de soldats
russes qui combattaient sur le front français sont concentrés au camp de la Courtine, dans la Creuse, et parce qu’ils semblent s’y organiser en soviets, on les réduit à coups de canon. Les survivants seront déportés à Mers E1-Kébir, et comme ils continueront d’y prêcher la mauvaise parole, on les expédiera encore plus loin, dans le Sahara.
Les pacifistes sont jugés responsables de cette situation, et parmi eux tout spécialement les instituteurs. La Section de renseignement des armées écrit “ Les instituteurs syndicalistes se font particulièrement remarquer par l’activité de leurs propagande. ” Le général Pétain estime que les meneurs qui incitent les divisions à refuser d’aller aux tranchées, ou alors seulement pour s’y tenir sur la défensive, sont liés à la CGT. Poincaré, président de la République, écrit “ L’armée se gâte. Ces magnifiques soldats, si pleins d’ardeur, si confiants, si héroïques, l’arrière les a peu à peu corrompus. On raconte que de bons officiers, très découragés, parlent trop librement dans les trains. ” En effet, nombre de sous-officiers sont acquis au mouvement.
Le rapport du général Nivelle, complètement affolé, au ministre de la Guerre, mérite d’être plus longuement cité. Il atteste en effet
“ 1. Que les mobilisés soutenaient de leurs deniers leurs camarades grévistes.
2. Que dans certains cas, à Bourges notamment, ils avaient osé se syndiquer.
3. Que certains d’entre eux, qui travaillent dans les arsenaux, sont des agents actifs de la propagande pacifiste.
4. Que l’indiscipline règne dans les établissements de l’Etat, qu’on y distribue et que l’on y vend ouvertement dans les ateliers les tracts et journaux pacifistes, qu’on y perd volontairement du temps, que le rendement est très inférieur au rendement moyen, que des malfaçons ont été commises.
5. Qu’il s’agit là d’une situation générale s’étendant à Bourges, Paris, Puteaux, Tarbes, Toulon, Toulouse... ”
Si cette situation est exactement peinte, on se demande pourquoi l’état major allemand n’en a pas profité pour attaquer un adversaire ainsi affaibli. Réponse habituelle il n’a pas su, ou pas assez tôt. Il est vraisemblable en réalité qu’il était en butte aux mêmes difficultés fin 1916, le blocus des côtes allemandes avait imposé des restrictions alimentaires plus sévères encore que dans les autres pays ; chacun devait vivre avec une demi-livre de pain, soixante grammes de viande, soixante grammes de beurre, une livre de pommes de terre et un oeuf par jour; deux cents grammes de sucre par semaine ; cinquante grammes de savon et une demi-livre de savon en poudre par mois. En avril il y eut aussi des grèves dans les usines de munitions allemandes et une fraction du parti social-démocrate demanda que l’on mît fin à la guerre.
En juin des mutineries se produisirent dans la marine militaire allemande.
Au commencement les midinettes
En France la situation sociale dans le premier trimestre de 1917 ne fut pas paisible, c’est le moins que l’on puisse dire. Les mouvements de grève, curieusement, furent déclenchés par les midinettes parisiennes, qui, plusieurs jours de suite, au nombre de dix mille environ, manifestèrent sur les Champs-Élysées. On compta bientôt cent mille grévistes à Paris, trois cent mille en province, notamment à Saint-Etienne, Commentry, Le Havre, à la cartoucherie de Valence. Le 30 mai, quinze mille grévistes étaient dénombrés à Billancourt. En juin de nouvelles grèves éclatèrent à Rennes, Marseille, Montbrison et encore Billancourt. Le 7, même les gardiens de la paix revendiquèrent. La plupart de ces informations furent retenues par la censure, de même celles qui faisaient état d’une agitation redoutable dans toute la métallurgie, d’une effervescence au Creusot où le 28 mars un train de munitions a été couché au travers des voies. Car aux manifestations revendicatives se mêlent des mouvements en faveur de la paix: les passages des trains de permissionnaires dans les gares sont l’occasion de meetings improvisés. Cependant les revendications salariales sont incontestablement les causes premières du mouvement: l’inflation, d’abord lente, s’est considérablement accélérée en 1917. Le litre de lait, vendu 30 centimes à Tours en 1915, est passé à 2 francs en 1918. A Paris le prix des oeufs et celui du beurre ont triplé ; le porc devient inabordable : vendu 2,15 francs le kilo au début de la guerre il sera à 12 francs après l’armistice.
Le mouvement de grève a peut-être été encouragé aussi par le fait qu’en règle générale les revendications ont été satisfaites assez vite : il n’était point question, évidemment, de laisser ralentir ou stopper la production d’armes et de munitions. “ Si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre ”, avait dit Joffre un jour. La main-d’œuvre était bien entendu devenue essentiellement féminine, cependant les ouvriers spécialisés indispensables avaient bénéficié d’un sursis et été maintenus à l’usine. Mais leurs salaires avaient été réduits de 25 % à 50 % alors que leurs horaires étaient alourdis. Récriminer eût été courir le risque d’être envoyé au front, c’est pourquoi les femmes ont joué un rôle prépondérant dans ces grèves.
La guerre n’appauvrit pas tout le monde, comme toujours elle sécrète de nouveaux riches: Louis Renault qui construit des chars, André Citroën qui produit des obus, Marcel Boussac qui à partir de 1915 bâtit une immense fortune presque uniquement avec la toile d’avion. Paris vit étroitement, le Tout-Paris s’amuse. La disette allait se prolonger bien après l’armistice, mais les restaurants chics n’ont jamais manqué de rien, surtout pas de clients. Ainsi le 29 septembre 1916 Prunier refuse du monde et, impitoyable, “ jette les gens à la rue sous l’averse ”.
Il a eu la trouille un moment, le Tout-Paris, lors de l’avance allemande, mais depuis la bataille de la Marne il respire. L’arrière se distrait, pas toujours avec bon goût. Le 24 juin 1916, dans les locaux du journal « Le Matin », Louis Forest a organisé « le déjeuner de la poubelle délicieuse ou l’art d’accommoder les restes ». Les comédiens admirés, les journalistes en renom, même des ministres, sont venus déguster les joues de bœuf aux croquettes d’orties, les fanes de carottes à la crème, les cosses de petits pois à la française, les gâteaux aux écorces de fruits. Les équipages risquaient de s’ennuyer : le 2 septembre 1916 le droit de chasse a été rétabli.
Les hommes sont au front, pour ceux qui ont su rester à l’arrière les femmes ne manquent pas et les fourrés du bois de Boulogne ont une réputation plus croustilleuse encore qu’aujourd’hui. Les permissionnaires qui voient cela, ou qui entendent dire, repartent écœurés. Les “ planqués ”, les “ embusqués ”ont mauvaise presse dans les tranchées.
« L’arrière corrompt le front », commente un officier. Pour Louis Malvy, ministre de l’Intérieur, c’est exactement le contraire : le front a gâté l’arrière et par exemple favorisé les mouvements de grève. Les récits épouvantables faits par les permissionnaires après l’échec des offensives répétées ont brisé le moral de la nation.
Au début de 1917, 2 636 000 soldats français sont morts, prisonniers ou disparus, déjà. La réputation de Joffre et de Foch a sombré, en 1916, dans les enfers de Verdun et de la Somme, et cette année-là à la Chambre le député Abel Ferry a dénoncé “ les attaques pour le communiqué ” qui se traduisent par “ rien à signaler sur l’ensemble du front ” : C’est quatre cent mille hommes de pertes inutiles. « Autre réflexion du même : « On s’offre des holocaustes pour se faire faire un article par Tardieu. »
Nivelle, donc, n’avait rien inventé. Pourtant la goutte d’eau qui fait déborder le vase, la cause immédiate des mutineries de 1917, furent incontestablement les massacres inutiles du Chemin des Dames qu’il ordonna, l’échec de ses offensives du 16 avril et du 5 mai: deux cent soixante-dix mille morts pour quelques centaines de mètres gagnés sans que l’on en voie l’intérêt stratégique. Ce fut d’abord une révolte contre l’inconscience, l’incompétence, l’imbécillité des officiers supérieurs. Ici on avait jeté les hommes hors des tranchées en ayant oublié de couper les fils de fer barbelés disposés devant elles, de sorte qu’ils furent pour les Allemands des cibles impuissantes. Ailleurs, le 5 mai, selon des lettres de soldats saisies par la censure, les canons de 75 français mal réglés firent plus de victimes que les armes allemandes. Les auteurs de ces lettres traitent leurs officiers de “ bouchers ”, de “ buveurs de sang ”qui ne valent même pas la balle qui les abattrait. Un soldat du 317e régiment d’infanterie écrira un peu plus tard : “ La lassitude est grande et tous pensent à la fin, quelle qu’elle soit. L’Alsace-Lorraine est seulement un sujet de moqueries ceux qui la veulent peuvent toujours aller la chercher... ”
Ces malheureux que l’on envoyait au massacre étaient pour beaucoup complètement épuisés. Certains n’ avaient pas eu de permission depuis six mois. Alors, par une sorte de ras le bol, ils refusèrent d’obéir: il y en avait un qui déposait son fusil et d’autres l’imitaient, sans préméditation, sans concertation. On a cité des mutineries qui se sont produites à deux kilomètres de distance et qui se sont ignorées. A noter que ces mouvements n’ont pas touché tous les secteurs du front: seulement ceux où à l’évidence on envoyait les hommes se faire tuer pour rien, si ce n’est pour le communiqué. Par ailleurs les refus d’obéissance ont été exprimés toujours en arrière des lignes et non directement au contact de l’adversaire.
Les formes prises par ces mouvements ont été diverses et là encore on n’a que des indications éparses. A Dormans, des soldats ont crié: “ Vive la Révolution, à bas la guerre !” Deux régiments avaient décidé de marcher sur Paris pour envoyer à la Chambre une délégation demandant la paix immédiate : ils furent dispersés. Quatre compagnies du 298e régiment de l’armée de Souilly demandent elles aussi la conclusion d’une paix honorable dans des lettres collectives adressées aux capitaines. Mais le 23 mai une affiche se borne à proclamer: “ Le 15 le ne remontera qu’après avoir eu ses permissions et le repos auquel il a droit. ”
Ces mouvements ont habituellement duré quelques heures, exceptionnellement un jour ou deux, et puis tout est rentré dans l’ordre militaire. Ce furent des coups de colère, habituellement sans violence. Mais devant la mairie de Ville-en-Tardenois, deux mille soldats manifestèrent drapeau rouge en tête, et pour la première fois un général, Bulot, fut molesté et lapidé, ses étoiles et sa fourragère lui étant arrachées. Une fois au moins des soldats en cortège furent repoussés par des tirs de mitrailleuse.
Bref ces mutineries de 1917 avaient des causes profondes. Leurs justifications étaient incontestables et nombreuses. Cependant leurs effets furent limités. L’affolement des pouvoirs publics, la férocité et la répression, sont d’autant moins explicables.
Les exemples et la terreur
Dans l’état-major, c’est donc la panique. Le général Duchêne estime que nous sommes en présence d’une “ grève générale contre la guerre ”. Les “ meneurs ” supposés sont emprisonnés, mais, ainsi que le note dans son journal l’aide-major Louis Lambert, “ on n’ose pas les arrêter devant les troupes, Une demi-douzaine est envoyée en permission et arrêtée au départ dans les bois, autant envoyés à l’ambulance en autosanitaire et cueillis à l’arrivée. Sans commentaires. ”
Nivelle, décidément jugé incapable, a cédé son poste de commandant en chef le 15 mai à Pétain, qui sent son heure venue. Lisons dans les souvenirs de Raymond Poincaré le compte rendu du
Conseil des ministres du 11juin : “ Pétain déclare : “ Le mal est profond, il n’est pourtant pas sans remède : j’espère en triompher en quelques semaines; mais il faut faire des exemples dans tous les régiments qui se sont mutinés et il faut renoncer à la grâce dans tous les cas de désobéissance collective et d’abandon de poste concerté. ” Le Conseil accepte ces solutions. D’accord avec Ribot et Painlevé, je demande toutefois à Pétain d’envisager avec humanité les cas qui lui seront soumis, de faire en sorte que les exemples nécessaires soient très soigneusement choisis par les généraux de division et aussi réduits en nombre que possible, de manière à ne pas laisser dans l’esprit de l’armée de la rancune et du découragement. Pétain répond qu’il tiendra compte, bien entendu, de toutes ces considérations, mais qu’une première impression de terreur est indispensable et que c’est aux premiers exemples qu’est due l’amélioration constatée hier et avant-hier.”
Même source, 19 juin : “ Painlevé informe le Conseil qu’indépendamment des onze condamnés déjà exécutés par suite du rejet de leur recours en grâce, le général en chef en a fait fusiller sept dont il n’a pas transmis les recours. Il y a donc eu dix-huit exécutions et il reste
encore des condamnations à intervenir.
Ces exemples faits, Pétain est décidé à
user désormais de clémence. ”
26 juin: “ Cinq exécutions nouvelles vont encore avoir lieu, hélas à la suite du rejet des recours en grâce, sur la demande instante du général Pétain et conformément aux décisions des ministres de la Guerre et de la Justice.”
C’est donc Pétain qui mène la danse macabre, mais les bons apôtres qui l’entourent ont leur part de sang sur les mains. Poincaré, auquel le 4 juin on a demandé la grâce de deux soldats, dont un instituteur, accusés d’avoir pris part à des mutineries, a répondu : “ L’heure n’est pas à la faiblesse. ” Quant à Painlevé, le ministre de la Guerre, il a pris quelque liberté avec les lois pour hâter la procédure sans modification législative, afin de ne pas mettre dans le débat la Chambre et le Sénat: “ Je décidai de maintenir les conseils de guerre en abrégeant au maximum les délais légaux, mais, par un décret du 9 juin, je supprimai la procédure de révision dans les cas de refus collectifs d’obéissance ; en outre le président de la République abdiquait son droit de grâce entre les mains du général en chef. ”
Painlevé assure avoir vainement supplié Pétain de gracier un certain nombre de condamnés, dont le fameux caporal Lefèvre, qui dans un geste de colère aurait mis en joue son capitaine. Quand le général en chef cède, ce n’est point par pitié mais par calcul ou pour éviter les remous : ainsi un instituteur syndicaliste dont la condamnation, dit Poincaré, “ a mis en mouvement des députés socialistes ”, est épargné.
Il est bien difficile, avons-nous dit déjà, d’établir un bilan. Les sources varient trop : 412 condamnations à mort et 55 exécutions selon le Service historique de l’armée. 250 cas de refus d’obéissance mettant en cause trente à quarante mille soldats, cinq à six cents condamnations à mort et cinquante à soixante-dix exécutions, selon M. Guy Pedroncini, dont l’étude est incontestablement la plus complète et la plus sérieuse, mais qui peut-être n’a pas pris des distances suffisantes vis-à-vis des archives militaires auxquelles il semble avoir eu accès le premier. Ainsi le compte rendu par Poincaré du Conseil des ministres du 19 juin, que nous avons cité voici quatre paragraphes, permet-il de conclure sérieusement que Pétain n’a autorisé sous sa seule responsabilité qu’un maximum de sept exécutions immédiates. Et puis, outre ces assassinés selon les règles, combien de malheureux pris au hasard et fusillés sur-le-champ, ou bien délibérément envoyés au massacre, comptabilisés parmi les profits et pertes de la grande tuerie, fusillés dans le dos et décorés à titre posthume peut-être?
Les mutineries de 1917 ont participé à modifier le cours de la guerre, conduisant à abandonner certaines méthodes de combat. Après avoir fait régner “ l’indispensable terreur ”, pour reprendre ses mots, Pétain s’est efforcé de supprimer les causes de révolte afin de reconstituer une armée efficace. Il a donc augmenté sensiblement le rythme des permissions, assuré des roulements permettant quelques repos entre deux combats, évité les massacres inutiles. Ainsi il s’est taillé une popularité facile mais incontestable auprès d’une bonne partie des troupes; ceux qui savaient étaient morts ou dispersés, “ terrorisés ” : cinquante ans après, les historiens auront encore bien du mal à obtenir des récits de survivants d’unités mutinées. Plus humain, Pétain, certainement pas, plus malin, sans aucun doute: on sait comment, beaucoup plus tard, il utilisera cette popularité.
Combien d’exécutés par erreur, jugés déserteurs pour avoir un instant perdu le contact avec le gros de la troupe, s’étant réfugiés pendant un bombardement dans les creutes du Chemin des Dames?
Combien de fusillés pour l’exemple? Parmi ceux-ci, le chasseur Brunel, dont le cas fut évoqué au cour d’un comité secret de la Chambre des députés, où l’on s’aperçut que peu avant de l’exécuter on lui avait décerné la citation suivante “Caporal de la classe 1899, remarquable par son entrain et son mépris du danger. Grenadier volontaire, s’est toujours proposé pour les missions périlleuses. S’est introduit seul dans une tranchée ennemie et a ramené devant lui quatre-vingt-trois prisonniers valides. Grièvement blessé quelques minutes après, n’a cessé de maintenir le moral de ses hommes par ses paroles et par son exemple. ”
La Cour spéciale de justice militaire, réunie en 1934, presque vingt ans après, notons-le, demanda à un certain nombre d’officiers pourquoi ils avaient choisi telle victime expiatoire plutôt que telle autre. Voici deux réponses: “ Quand on me demanda de désigner un homme pour être traduit devant le conseil de guerre, je me tournai vers un sergent, et lui demandait de me dire un chiffre entre 1 et 40. Il me répondit 17. Sur mon carnet, 17 c’était Fontanaud.”
“J’ai pris mon carnet et j’ai désigné au hasard le premier nom qui m’est venu sous les yeux. Il n’y avait d’ailleurs pas de raison pour que je désigne plutôt celui-là qu’un autre : Je ne le connaissais pas, je n’étais que depuis le matin à la compagnie. ”
Comment s’étonner alors de la stupeur, du désespoir de ces malheureux tout à coup accusés, condamnés, assassinés sans avoir rien compris. Voici la dernière lettre, tragique et dérisoire, d’un fusillé pour l’exemple
“ Ma chère femme,
“ Je t’écris mes dernières nouvelles. C’est fini pour moi. C’est bien triste. J’ai pas le courage. Pour toi tu ne me verras plus.
“ Il nous est arrivé une histoire dans la compagnie. Nous sommes passés vingt-quatre au conseil de guerre. Nous sommes six condamnés à mort. Moi, je suis dans les six, et je ne suis pas plus coupable que les camarades mais notre vie est sacrifiée pour les autres. Ah ! autre chose: si vous pouvez m’emmener à Vallon. Je suis enterré à Vingré.
“ Dernier adieu, chère petite femme. C’est fini pour moi. Adieu à tous, pour la vie. Dernière lettre de moi, décédé au 298’ régiment d’infanterie, /9e compagnie, pour un motif dont je ne sais pas bien la raison. Les officiers ont tous les torts et c’est nous qui sommes condamnés pour eux. Ceux qui s’en iront pourront le raconter. Jamais j’aurais cru finir mes jours à Vin gré et surtout d’être fusillé pour si peu de chose et n’être pas coupable. Ça ne s’est jamais vu une affaire comme cela.
“ Je suis enterré à Vingré ... Ah ! autre chose, si vous pouvez m’enterrer à Vallon... ”
L’arrière tient bon. Paris est resté indifférent à l’échec de l’offensive Nivelle. Dans les salons on parle surtout affaires et mode. En avril 1917, cinquante-deux candidats se disputent les neuf fauteuils déclarés vacants à l’Académie française.
Le 18 juin, la création du ballet “ Parade ”, oeuvre commune de Diaghilev, Nijinski, Picasso, Fric Satie, Jean Cocteau, fait scandale. C’est un échec. Le public préfère le café-concert, où Polin vient de relancer avec un énorme succès “ la Madelon ”, et le Casino de Paris où cent cinquante femmes splendides et court-vêtues “ marchent en l’air ”, entendez sur les mains. La salle affiche un luxe insolent, les échotiers n’en finissent pas d’évaluer les bijoux. Les soirs de représentation la bousculade est telle qu’il faut interdire la circulation dans toute la rue de Clichy.
Les fourrés du bois de Boulogne restent scandaleusement accueillants. Un restaurateur de la grande banlieue a creusé dans son jardin un réseau de tranchées, avec des cabinets particuliers très amusants mais confortables, bien sûr éclairés à l’électricité. Un aubergiste de Valence a eu la même idée. Pour dîner dans la tranchée plutôt que dans la salle de restaurant, il faut retenir à l’avance et payer deux francs de plus.
Michel Tricot
PRINCIPALES SOURCES:
Pedroncini (Guy), “ Les mutineries de 1917” - P.U.F. - Publications de la faculté des lettres et des sciences humaines de Paris - Sorbonne.
Citerne (Guy), “ 1917. La guerre mise en question en France” - BT2 n° 64, nov. 1974.
Castex (Henri), “Les comités secrets ”
-Roblot.
Williams (John), “ Mutineries 1917 ” -Presses de la Cité.
Cobb (Humphrey), “Les sentiers de la gloire ” - Marabout.
Watt (Richard), “Trahison ” - Presses de la Cité.
Bernier (Jean), “ Les fusillés par erreur ” - Le Crapouillot, oct. 1960.
Ferreux (Gabriel), “ La vie quotidienne des civils en France pendant la Grande Guerre ” - Hachette.
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DESSINS
ROCHBERNY
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« La guerre, poursuivie par d’autres moyensLOI de 1905 : Soutien à l’action de monsieur Alain Tien-Liong, Président du Conseil général de Guyane »
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